Jean-Frédéric Minéry

illustrations

1998

FENDS LE COEUR D'UN HOMME,
TU Y TROUVERAS UN SOLEIL.


Texte: Jérôme PINON
Illustrations : Jean-Frédéric MINERY

L'Homme noir courait. Il courait à perdre haleine mais sa puissance lui permettait de maintenir la cadence. Il avait recouvré la liberté après quatre cents années d'esclavage. Quatre siècles à travailler dans les champs, des chaînes aux chevilles et aux poignets, avec pour seuls compagnons, ses frères d'infortune ainsi que la chaleur étouffante et les coups de fouet de ses oppresseurs.
Mais à présent, une seconde vie s'offrait à lui. Il avait brisé ses maudites chaînes et avait échappé à l'Homme blanc. En pantalon de toile beige et poussiéreux, il courait sur le chemin cahoteux qui l'éloignait de son malheur. Il s'enfuyait vers son Afrique natale d'où on l'avait enlevé alors qu'il n'était encore qu'un enfant.
Les hommes venus d'ailleurs avaient massacré les vieillards et les infirmes. Ils avaient violé les femmes et avaient enchaîné les membres valides de la population noire.
Ensuite, toujours enchaînés, ils reprenaient les outils et repartaient à la tâche, sous l'oeil vigilant du contremaître.
Parfois quand celui-ci estimait qu'un esclave ne fournissait pas un travail satisfaisant, il le fouettait jusqu'à ce que sa souffrance devienne intolérable. Alors, nullement ému par les cris du captif, mais attentif à garder un esclave valide, il le renvoyait au champ en lui ordonnant de travailler plus durement, qu'il fasse une chaleur torride, qu'il vente ou qu'il pleuve.
Il arrivait qu'un esclave périsse, si bien qu'on détachait les chaînes de son corps avant de jeter son cadavre dans une fosse commune, comme s'il s'était agi d'un simple animal.
La nuit, les esclaves exténués regagnaient les baraquements vétustes et s'allongeaient sur des couches sales et inconfortables, sans disposer, ni du droit ni de la force de laver leur sueur, le fruit de leur labeur.
Epiés par les larbins du propriétaire de la ferme, ils s'endormaient en silence, le coeur triste mais conservant l'espoir qu'un jour ils reverraient ou découvriraient l'Afrique pour y retrouver une vie paisible et heureuse.
L'homme noir s'abandonnait nu sommeil en songeant à son existence antérieure, à son enfance passée à courir à travers les plaines au côté des gazelles véloces, des singes agiles et des lions courageux.
Puis, ces sauvages indésirables et irrespectueux avaient jeté l'Homme noir et ses frères au fond des cales de bateaux gigantesques. Ils leur avaient ôté toute dignité, tout espoir et toute joie. En échange, les sauvages leur avaient légué la peur, le chagrin et le désespoir.
Les navires avaient hissé leurs voiles. Les hommes noirs les plus musclés avaient ramé sous la menace constante des fouets et des larmes avaient coulé le long de leurs joues lorsque leur Terre avait disparu. Patrie volée, joyau émergé d'un écrin éternellement bleu et mouvant.
Les mains jointes en guise d'oreiller, il revoyait sa terre. Il imaginait un soleil plus lumineux et plus chaleureux que celui qui brillait en Amérique. Il jouait avec des animaux fabuleux et il serrait les poings en se persuadant qu'il finirait par revoir son Afrique adorée, à la fois si lointaine et si proche.
Puis sa nostalgie se muait en rêves. Certaines fois, les cerbères relâchaient leur surveillance, de sorte que des clameurs et des chants s'envolaient des baraquements et rejoignaient l'esprit des ancêtres.
Le voyage parut interminable. Beaucoup d'esclaves moururent, victimes de maladies diverses, de la malnutrition, de l'épuisement ou d'une combinaison de l'ensemble de ces fléaux.
Les bateaux touchèrent enfin terre.
Les esclaves descendirent, attachés les uns aux autres, n'ayant que leur peine pour unique bagage. Ils découvrirent un continent vaste et beau mais dirigé par leurs ravisseurs, ces sauvages dénués d'âme et de scrupules.
Les marchands d'esclaves obligèrent l'Homme noir et ses frères à grimper sur des estrades de bois d'où ils les vendirent, leur prix variant selon leur âge et leur force. Les familles furent séparées et dispersées à travers l'Amérique entière.
L'Homme noir échoua dans une ferme appartenant à un homme riche, cruel et autoritaire.
L'Homme noir travaillait à la plantation dès le lever du soleil. Il se baissait pour racler la terre, ramasser les légumes, creuser des trous ou piocher sans répit. Ses frères et lui, épuisés, s'arrêtaient, juste le temps d'ingurgiter un repas fade destiné à leur redonner suffisamment de vigueur afin de continuer à s'éreinter.
Ainsi naquit une musique magnifique, sincère et merveilleuse qui devait essentiellement sa beauté au fait d'être la fille des champs, de la douleur et de l'espoir.
Ce temps dura quatre siècles au cours desquels l'Homme noir travailla, souffrit, pleura, géra sa colère et chanta pour ne pas succomber à la folie. Pendant ces siècles d'oppression, il vit défiler des générations et des générations d'esclaves qui ne connurent rien d'autre que les champs, le coton, le tabac, le sucre, la misère et le labeur.
Toutefois, les récits d'antan survécurent au poids des ans car les anciens, lors de leurs rares instants de tranquillité, les transmettaient aux jeunes, avant de s'éteindre et de retrouver le Dieu de leurs prières. Puis, les jeunes vieillissaient et racontaient, à leur tour, les récits narrant la splendeur de l'Afrique, la venue de l'Homme blanc et ses conséquences dramatiques.
C'est pourquoi, lorsque les flammes ravagèrent la ferme, les esclaves profitèrent de la confusion, de l'agitation et de la panique générale pour s'enfuir hors de cette immense prison nommée Etats-Unis d'Amérique, en vue de gagner l'Afrique, la terre des pères, leur Terre où ils seraient libres et souverains.

L'Homme noir, âgé de quatre cents ans et pourtant pourvu d'un corps demeuré miraculeusement jeune, beau et fort, se mit à courir seul, délivré, soulagé et empli d'un espoir indicible.
Ses pieds nus, aux chevilles marquées par les chaînes, foulaient le sol haï. Ses muscles sculptés s'actionnaient inlassablement. La transpiration suintait de sa peau striée de traces de coups de fouet, preuves irréfutables de son calvaire séculaire.
Le regard braqué sur l'horizon, l'Homme noir courut huit jours et huit nuits, pensant tantôt à ses retrouvailles avec son Afrique, tantôt à ces quatre siècles passés sous le joug du tyran blanc.
L'Homme noir haïssait l'Homme blanc. Il se promettait de tuer tous les blancs car il les jugeait unanimement responsables du malheur de son peuple, ainsi que de son propre malheur.
Bien que le garçonnet fut blanc. l'Homme noir s'en approcha et lui demanda ce qui s'était passé ici. Entre deux sanglots, l'Enfant blanc balbutia: "Les soldats sont venus et ils ont tué tout le monde, mon papa, ma maman, mes deux frères et ma petite soeur Juliette. Moi. j'ai réussi à rue cacher. Ils ne m'ont pas vu et ils sont partis. Alors, je suis sorti de la malle. Mais maintenant, je suis tout seul." A l'énonciation de l'horrible vérité, l'Homme noir ressentit une compassion totale et franche à l'égard de l'Enfant blanc. Il le prit dans ses bras d'acier et le serra contre son torse marmoréen en lui disant : " Ne t'inquiète pas, je prendrai soin de toi. Tu n'as plus à avoir peur. " L'enfant blanc se calma et cessa de pleurer. Il croyait l'Homme noir. L'Enfant blanc avait fendu le coeur de l'Homme noir et un soleil aussi rayonnant que le soleil s'était mis à y briller, effaçant ainsi toute sa haine, son ire et sa rancœur.
L'Homme noir se jura de se venger de son oppresseur en lui faisant subir ce qu'il avait lui-même subi durant tant de décennies. Aucun blanc ne réchapperait de sa rage destructrice. Après avoir tué tous les sauvages blancs, il se reposerait au coeur de l'Afrique de son enfance. Résolu, l'Homme noir songeait que rien ne le ferait changer d'avis.
Au matin du neuvième jour, l'Homme noir parvint aux abords d'un village dévasté, désert et désolé.
" Qu'importe que cet enfant ne soit pas de mon sang , qu'importe qu'il soit le descendant de mes bourreaux … Il est seul et a besoin d'aide. Désormais, il sera mien. Je l'aiderai à grandir. "
Apaisé, heureux et satisfait d'avoir sauvé l'Enfant blanc, l'Homme noir recommença à courir, son protégé sur le dos. Il connaissait une joie nouvelle, celle d'aimer, de pardonner et de servir son prochain.
Inquiet, il raccourcit ses foulées, ralentit le rythme de sa course et, l'oeil aux aguets, traversa le village lugubre. Les assaillants avaient semé la mort au sein du village. Les rues étaient jonchées de cadavres de blancs, hommes, femmes, vieux, enfants. Les agresseurs avaient renversé les véhicules, incendié les maisons, pillé les magasins, détruit tout ce qu'ils avaient pu détruire et tué chaque individu, chaque animal, chaque source de vie. Ce spectacle macabre impressionna l'Homme noir mais il ne pleura pas parce qu'il s'agissait de blancs. Il se contenta d'avancer, enjambant les cadavres, contournant les véhicules endommagés, l'air glacial et inébranlable.
Soudain, au détour d'un croisement, l'Homme noir aperçut un enfant qui pleurait, recroquevillé sur le bord du trottoir, près de la carcasse d'une automobile.
Les cheveux du garçonnet étaient aussi blonds que la peau de l'Homme était noire. Ses yeux, d'un bleu pareil à celui bordant les plages africaines, versaient de grosse larmes cristallines, tandis que sa bouche fine émettait des sanglots plaintifs et saccadés. Des vêtements sales et déchirés l'habillaient et la crasse souillait sa peau blanche. Il semblait extrêmement misérable, malheureux et effrayé. L'Homme noir tressaillit. Un frisson parcourut son dos noueux et il se surprit à verser lui-même une larme. La détresse de l'enfant blanc, perdu au milieu de ce village en ruines, l'avait ému.
Il courut quelques jours encore, traversa la mer des Sargasses et l'océan Atlantique à la nage, et, arriva sur les rivages africains, accompagné de l'Enfant blanc.
Une ineffable félicité le submergea. Il revoyait son pays après quatre cents ans d'esclavage. Il marcha parmi la brousse, les forêts et les plaines, tenant l'Enfant blanc par la main. Tous deux, contemplaient les arbres, à la sagesse millénaire, et savouraient les vues offertes par ces contrées magnifiques.
L'Homme noir écoutait le vent et les animaux lui narrer mille et une histoires concernant leur Terre et, en les entendant, il se félicitait d'avoir conservé l'espoir parce qu'aujourd'hui, il était revenu sur cette terre magique. Il avait retrouvé l'Afrique de sa jeunesse pour ne plus jamais la quitter.
L'Enfant blanc aimait l'Homme noir, si bien que l'Homme noir eût la force et le courage nécessaires à la construction d'un royaume féerique au coeur duquel ils vécurent de nombreux siècles, en parfaite harmonie avec la faune et la flore, et où chaque individu s'épanouit pleinement.



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